L’activité politique au prisme des séries

Appel à communications sur ‘Séries et politiques’

Université de Lille, CERAPS, faculté de droit, Place Déliot
le 16 octobre 2018

Remi Lefebvre, professeur de science politique, Université de Lille 2
Emmanuel Taïeb, professeur de science politique, Sciences Po Lyon

La diffusion récente sur Canal + de la série française Baron Noir a confirmé tout le potentiel dramaturgique de l’activité politique lorsqu’elle est saisie par la fiction. Les moments de haute intensité partisane, l’excitation des campagnes électorales, le suspens des résultats, l’organisation d’un congrès et ses coulisses, ou encore la préparation d’un débat télévisé jugé décisif, qui sont des événements récurrents de la vie politique, acquièrent une résonance particulière quand ils sont l’objet d’un récit. Se manifeste là la capacité des séries à dépeindre et magnifier l’activité politique, et en particulier les tactiques des professionnels de la politique avec ou contre les règles du jeu politique. Les séries contribuent à l’évidence à rendre sensibles, peut-être mieux que la science politique ou en tout cas différemment, les ressorts et enjeux du métier politique.

Organisé avec le soutien du CERAPS (Université Lille 2) et de Triangle (Sciences Po Lyon)

Propositions à envoyer à :

Calendrier

20 juin 2018 : Date limite d’envoi des propositions de communication
30 juin 2018 : Annonce des communications sélectionnées
5 octobre 2018 : Date limite d’envoi des articles pour le colloque
16 octobre 2018 : Journée d’études à l’Université Lille 2

Présentation

Les sept saisons de The West Wing ont ainsi montré l’exercice du pouvoir, vu du staff de la Maison-Blanche, la réélection du président, et la préparation de son poulain. Deux saisons de la série danoise Borgen ont exploré les épreuves liées à la fonction de Premier ministre quand on est une femme dans un milieu d’hommes, et que la vie de famille se défait sous l’assaut des responsabilités ; tandis que la troisième saison s’intéressait, de manière originale, à la création d’un parti du centre et aux bricolages, ajustements et apprentissages complexes auxquels il donne lieu. House of Cards retrace la résistible ascension jusqu’à la présidence des Etats-Unis d’un personnage machiavélien et sombre, aux frontières du fantastique. En France, la série Les Hommes de l’ombre s’intéresse au travail des communicants et des entourages dans le façonnage des acteurs politiques.

Quant à Baron Noir, sa première saison était marquée par la corruption et les scandales liés au financement de la vie politique, la seconde montre le poids du système partisan, sur fond de divisions au Parti socialiste, et de « traversée du désert » de Philippe Rickwaert, le personnage principal. La série documente un monde politique replié sur ses jeux et enjeux propres. Elle explore avec jubilation l’économie morale du cynisme, celle d’un monde hyper-professionnalisé de mercenaires tenus et retenus par la lutte des places. Baron Noir peut être vu comme un traité sur la raison machiavélique de la politique et sa rétraction contemporaine dans les « eaux glacés » du calcul qui semble concentrer l’essentiel de l’énergie des personnages. La série livre la vérité des rapports de pouvoir dans leur brutalité crue et décrit un monde hobbesien où tous les coups sont permis, où on ne peut faire confiance à personne, où l’excellence politique se réduit à la virtuosité tactique (les « strikes de légende» du héros). Mais Baron Noir ne saurait prêter à cette seule lecture. Les personnages sont plus complexes et ambivalents que des simples camés, shootés aux intrigues du pouvoir et à ses tractations florentines. La série présente une réalité politique plus nuancée qui fait sa richesse. Si les personnages de Baron noir sont habités par l’ambition du pouvoir, ils sont aussi mus par ce qu’il permet d’accomplir et des motifs normatifs. Avec moins de finesse sans doute, la série Marseille donne à voir les luttes pour la conquête de la mairie de la ville et les transactions collusives avec la mafia, les milieux de la drogue ou de la promotion immobilière qu’elle suppose. L’activité politique (électorale, médiatique, d’enrôlement de soutiens…) reste au cœur de la série.

Toutes ces séries, dont l’intrigue se déroule dans le champ politique central, ont en commun de s’intéresser à la professionnalisation politique, aux mécanismes du leadership, à l’apprentissage des rôles et aux savoir faire et aux savoir être dont ils sont constitutifs, sans négliger le poids des relations interpersonnelles et des émotions. D’autres fictions croisent l’activité politique locale, faite de participation citoyenne et de politisation de protagonistes engagés dans les politiques urbaines (Show Me a Hero), l’interdépendance entre monde politique et groupes sociaux (The Wire, Treme), ou, plus généralement, pour des périodes passées ou dans des uchronies, les formes et les foyers du pouvoir (Game of Thrones, Les Borgia, Les Médicis, Les Tudor). Game of Thrones interroge la conquête et la préservation du pouvoir par la ruse ou par la force ou la combinaison des deux. La série a fourni ainsi au porte-parole de Podemos et politiste espagnol Pablo Iglesias et à d’autres militants l’occasion de réinterroger les stratégies politiques à mettre en œuvre lorsqu’on ne prétend plus seulement critiquer le régime dominant mais aussi le renverser. Il a dirigé un ouvrage de science politique appliquée, où les situations et personnages de la série et les grandes théories de Machiavel, Hobbes, Gramsci, Lénine, Schmitt ou Ernesto Laclau s’éclairent réciproquement. Enfin, à côté des séries dites dramas, l’activité politique est régulièrement aussi l’objet de sitcoms (Parks and Recreation, Spin City, Veep).

Tous ces univers politiques sont familiers pour les politistes et les chercheurs des sciences sociales du politique. Surtout comme quand, dans Baron Noir, récits et personnages sont « à clef », se superposent à la réalité, et autorisent le déploiement d’une analyse de science politique pour évoquer la fiction. Les auteurs ont délibérément ancré leur récit de la deuxième saison dans la conjoncture la plus récente marquée par la décomposition-recomposition du système partisan et la série joue habilement de leur interpénétration entre fiction et actualité.

Les séries dites politiques s’imposent donc comme un nouveau terrain de recherche qui permet à la fois d’appliquer au monde fictionnel les concepts et notions forgés pour l’activité politique réelle, mais aussi de mettre à l’épreuve analyses et résultats, car la fiction est dans l’écart avec les faits connus (et donc documentés par la science politique), et les interroge en retour. Les feuilletons proposent des mondes plausibles mais décalés, justement « fictionnels », voire s’offrent comme des laboratoires pour de nouvelles idées politiques et sociales. De l’enclave de libre circulation des drogues, Hamsterdam, dans The Wire, aux coups politiques jubilatoires, mais en grande partie improbables joués par Frank Underwood dans House of Cards, quelle vision du monde politique les séries accréditent-elles ? Un monde technocratique, professionnalisé, idéaliste, ou seulement conspirationniste et tissé de coups tordus ? Comment analyser l’hubris des personnages politiques souvent mis en scène? L’univers politique des séries est-il dans la vraisemblance ou dans l’utopie ? Comment la tension entre intérêt général et intérêts personnels et professionnels est-elle explorée ? Les analyses classiques de la science politique peuvent-elles passer l’épreuve de la fiction ?

Le récit sériel transforme à l’écran le fonctionnement de l’activité politique. Pour les besoins de la dramaturgie, les aspects jugés les moins passionnants et plus routinisés de la profession (réunions, arbitrages, discussions budgétaires, juridiques ou techniques) sont évacués, au profit de la seule « politique politicienne », qui permet de se concentrer sur ce matériau dramaturgique que constituent les trahisons, les retournements d’alliances, ou les coups à plusieurs bandes. Ce recentrement sur les seuls enjeux du champ induit aussi, notamment pour les séries françaises, une relative absence des enjeux européens et internationaux. Quelle vision du champ politique diffusent alors les séries ? Comment l’international y est-il éventuellement présenté, en particulier dans le cas où l’exécutif est au cœur de la narration ? Quid aussi des « champs adventices » (Michel Offerlé) de l’activité politique ? Nombre de séries insistent sur le poids des entourages, des communicants, des journalistes et des sondeurs, leur donnant parfois une place excessive. Le professionnel est-il dépouillé de ses attributs propres au profit de ceux qui le conseillent, ou au contraire est-il celui dont l’idéal résiste à l’exercice même du pouvoir ? Comment émerge la figure du stratège presqu’omniscient et omnipotent, à l’image de Rickwaert ou Underwood ? Comment l’entrée dans le rôle politique est-elle montrée ? Comment les idées et les idéologies politiques se donnent-elles à voir ou se dérobent dans la fiction ? Portées par des personnages différents, comme dans The West Wing, par des partis en perpétuelle interaction, ou par des citoyens ordinaires incarnant des demandes socio-politiques fortes ?

La richesse du matériau fournit par les séries est en tout cas indéniable. Car nombre de pratiques ou d’événements relevant directement du métier politique y sont abordés : les élections, la préparation de discours, l’exercice et la conquête du pouvoir, l’activité partisane, la création d’un parti politique, l’émergence naturalisée d’un candidat, la mise en échec d’un adversaire, le poids du système partisan sur les relations entre partis, les liens de l’Exécutif avec les parlementaires, les rapports du local et du national, l’autonomie de l’activité partisane locale, le militantisme, l’engagement, la politisation, ou encore les liaisons dangereuses ou de connivence avec les médias. A ceci près que les fictions sont toujours dans un « et si » qui lance le récit, et questionne alors le bon usage d’analyses jusque-là appliquées au seul réel. Les séries sont-elles bien un miroir du monde social ? Avec quels outils la science politique peut-elle s’en emparer ? Autour de quelles méthodes? Faudrait-il forger des outils propres à la fiction, ou réévaluer ceux qui existent, pour prendre en compte ce qui appartient au propre filmique, avec ses codes, ses genres, et la place prise par la mise en scène ? En retour, les séries peuvent-elles stimuler l’imaginaire sociologique des universitaires ? Enfin, jusqu’où sont-elles des lieux de débats ?

Cette Journée d’études sur l’activité politique au prisme des séries a ainsi pour ambition de s’attacher bien sûr à ce que les séries disent du politique, mais aussi de penser la façon les universitaires peuvent s’emparer de la fiction, pour la penser avec leurs outils habituels, voire pour repenser ces outils.

Éléments bibliographiques

Marie-Hélène Bacqué, Amélie Flamand, Anne-Marie Paquet-Deyris, Julien Talpin (dir.), The Wire. L’Amérique sur écoute, Paris, La Découverte, 2014

Emmanuel Burdeau, Nicolas Vieillescazes (dir.), The Wire. Reconstitution collective, Paris, Les prairies ordinaires, 2011

David Buxton, Les séries télévisées. Forme, idéologie et mode de production, Paris, L’Harmattan, 2010

Philippe Corcuff, « De l’imaginaire utopique dans les cultures ordinaires. Pistes à partir d’une enquête sur la série télévisée Ally McBeal », in Claude Gautier, Sandra Laugier (dir.), L’ordinaire et le politique, CURAPP, Paris, PUF, 2006

Ioanis Deroide, Dominer le monde. Les séries historiques anglo-saxonnes, Paris, Vendémiaire, 2017

Olivier Esteves, Sébastien Lefait, La question raciale dans les séries américaines, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2014

Antoine Faure, Emmanuel Taïeb, « Les séries, politique fiction », Quaderni, 88, Automne 2015

Antoine Faure, Emmanuel Taïeb, « Temporalité de la politique alternative dans les séries », Quaderni, 86, Hiver 2014-2015

Eric Gatefin, « La célébration du système politico-médicatique américain : mise en scène des démocrates dans The West Wing », in Aurélie Blot, Alexis Pichard (dir.), Les séries américaines. La société réinventée ?, Paris, L’Harmattan, 2013

Ariane Hudelet, The Wire. Les règles du jeu, Paris, PUF, 2016

Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, 24 heures chrono. Le choix du mal, Paris, PUF, 2012

Pablo Iglesias, (dir.), Les leçons politiques de Game of the thrones, Paris, Post-editions, 2014

Patrick Jones, Gretchen Soderlund, « The Conspiratorial Mode in American Television : Politics, Public Relations, and Journalism in House of Cards and Scandal », The American Quarterly, vol. 69, 4, December 2017, p. 833-852

François Jost, Les nouveaux méchants. Quand les séries américaines font bouger les lignes du Bien et du Mal, Paris, Bayard, 2015

Liam Kennedy, Stephen Shapiro (eds.), The Wire. Race, Class, and Genre, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2012

Benoit Lafon, « Des fictions “toutes proches” :
 une certaine identité de la France. Enjeux politiques des séries télévisées de France 3 en prime time (Louis la Brocante, Famille d’accueil,
 Un village français) », Mots, « Fictions politiques », 99, juillet 2012

Rémi Lefebvre, « Quand « Baron Noir » sauve la politique », AOC, le 16 février 2018, https://aoc.media/critique/2018/02/16/baron-noir-sauve-politique/

Lilian Mathieu, Columbo : la lutte des classes ce soir à la télé, Paris, Textuel, 2013

Ruth Penfold-Mounce, David Beer, Roger Burrows, « The Wire as Social Science-fiction? », Sociology, 45, 2011, p. 152-167

Mathieu Potte-Bonneville (dir.), Game of Thrones. Série noire, Paris, Les prairies ordinaires, 2015

Yannick Rumpala, « Ce que la science-fiction pourrait apporter à la pensée politique », Raisons politiques, 40, 2010

Emmanuel Taïeb, « House of Cards. Qu’est-ce qu’un coup politique fictionnel ? », Quaderni, 88, Automne 2015, p. 67-81

Emmanuel Taïeb, « The Wire. Séries et sciences sociales » (lecture critique), RFSP, vol. 67, 4, 2017, p. 731-736

Emmanuel Taïeb, House of Cards. Le crime en politique, Paris, PUF, 2018

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